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Overdose Esthétique : SKIN DETOX

Publié le 28 février 2015 par pmx

 

                                                                    L’expérience du sevrage  numérique, pratiquée  pendant 90 jours par le journaliste Pierre-Olivier Labbé  m’a interpellé pour écrire cet article sur  le gavage in-esthétique de notre Peau. « La Peau est à l’image d’une étoffe précieuse,  à la fois robuste et fragile, drapant notre corps et notre Moi.  Elle tisse les frontières du temple de notre intériorité, ourlée d’une foultitude de boutonnières ouvertes sur notre berceau originel1». Nous vivons une dé-connection avec la notion de beauté naturelle unique, et sombrons dans une hyper-connection avec une beauté artificielle clonée.

Il est impératif d’exprimer un visage jeune et pétillant, techniqué, instrumentalisé, bronzé, tatoué. « Être, c’est être maintenant », écrivait Marcel Conche. L’immanence, ou « le  tout, tout de suite », exprime les nouveaux crédos de l’homo « consumérans2 »  des temps postmodernes3  qui évolue dans son nouveau biotope sociétal, qu’est le présentéisme. La société du désir, du plaisir, du paraître, de la jouissance, du jeu, des « affoulements », des « tribus »  nous convoque dans une consommation esthétique immédiate, addictive et de plus en plus précoce, au risque de nous consumer prématurément.  Notre Peau est aujourd’hui plongée dans la nébuleuse de l’hypermarché du paraitre, devenue ainsi « dépendante » de la turbo-marchandisation globale, et d’une nano-chronologie  vertigineuse dirait  le philosophe de la vitesse Paul Virilio, comme si le temps s’accélérait4. Nul ne veut subir la tyrannie du temps. Le paradoxe est que nous évoluons dans un temps sans temps pour soi, la loi su 24/7 impacte5 nos épidermes à la recherche de cette beauté gadgétisée, clonée, lisible. Les temples des marchands de l’apparence se multiplient de façon tentaculaire, et secrètent un pandémisme esthétique contagieux.

Notre société du « toujours plus » artificialise, et financiarise le soleil. « Les marchands de soleil » prospèrent en nous faisant la peau. Ils lancent  des campagnes publicitaires arrogantes, intrusives et dévastatrices sur le plan sanitaire. C’est un lobbying puissant, organisé avec comme chef d’orchestre un syndicat national des professionnels du bronzage en cabine. Ceci  représente une manne financière  en moyenne de 231 millions d’euros pour le marché français. Un pool de 16000 cabines irradie un marché économique à croissance exponentielle, soit un 1 cabine pour 2.25 communes en France. Alors la Peau « s’apoptose » lentement et insidieusement : elle devient  brûlée, bronzée, cuivrée, chocolatée, terne, ridée, fripée, flétrie, ptosée, lisible et décodée. Ces temples du bronzage, fabriquent de façon exponentielle les futurs cancers cutanés.

« Les voleurs de beauté » dirait Pascal Bruckner, sculptent nos visages et nos corps sous l’angle du  prisme technico-scientifique et culturel. Le marché de l’esthétique médicale  affiche une excellente santé avec une croissance de plus de 7%, qui devrait se poursuivre jusqu’en 2019. Un chiffre record de 5,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires est retenu pour 2014, dans le monde pour l’ensemble du secteur. Cette invasion de « l’esthétisation 6» du globe est galopante, contagieuse, un taux de croissance de plus de 13,2 % est attendu en Asie pour 2015. Là encore le paradoxe est de rigueur, la Peau est tenaillée entre l’Avoir et l’Être. La souffrance est le prélude au plaisir de l’Avoir : elle est masquée, suspendue, tirée, lissée, décapitonnée, dé-lipidée, dépilée, implantée, décolorée, abrasée, piquée, injectée, botoxée, comblée, volumée, liftée, laserisée, lisible et décodée.

Les artistes du Skin Art, érigés au tître de maîtres tatoueurs écrivent vos passions sur un épiderme  parfois en recherche d’identité. Ils opèrent aussi sous une bannière organisée intitulée : le syndicat national des artistes tatoueurs regroupant environ 2000 imprimeurs cutanés, revendiquant le statut professionnel d’artiste, afin de vous métamorphoser en œuvre  vivante et mouvante. La encore la Peau sera piquée, injectée, encrée, multicolorée, tachée, lisible et décodée.

L’heure est venue de dessiner  soi-même son « apparence », sans influence médiatique normative, aliénant, fixant et figeant notre expression unique, secrète, temporelle et non codable. Enfin redevenir Soi, en cultivant une « sobriété esthétique heureuse7 », choisie, enrichie d’une intériorité vibrionnante, mettant en déroute les faussaires d’une beauté soumise.

« La vraie Beauté est celle qui va dans les sens de la Voie, irrésistible marche vers la Vie ouverte, excluant la beauté comme outil de tromperie ou de domination 8» écrit François Cheng.

Dr Patrick Moureaux

Bibliographie

  1. Patrick Moureaux. Le Soleil dans la Peau. Editions Robert Laffont. 2012
  2. Gilles Lipovetsky, Le bonheur paradoxal. Folio essais. 2011
  3. Michel Maffésoli, L’homme postmoderne. Editions Bourin. 2011
  4.  Paul Virilio, Le Grand Accélérateur. Editons Galilée, 2010
  5. Jonathan Crary. 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil. Editions ZONES. 2014
  6. Gilles Lipovetsky, Jean Serroy. L’ESTHETISATION DU MONDE. Gallimard. 2011
  7. Pierre Rabhi. VERS LA SOBRIETE HEUREUSE. Editions BABEL essai. 2013
  8. François Cheng. Cinq méditations sur la beauté. Le livre de poche, 2010

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